— Non, Seigneur ! »

Et pour étayer ma réponse, je fis un geste vers le nord, en direction du gros panache de fumée qui trahissait la présence d’une horde croissante de Saxons par-delà le cours d’eau. Mais Arthur secoua la tête.

« L’armée d’Aelle est là, c’est bien vrai, mais cela ne veut pas dire qu’il va attaquer. Il va nous observer, mais s’il a un peu de bon sens, il va nous laisser moisir ici.

— En ce cas, c’est nous qui pourrions l’attaquer.

— Conduire une armée à travers les arbres et lui faire traverser un cours d’eau, c’est courir à la catastrophe, répondit-il en secouant une fois de plus la tête. C’est notre dernier recours, Derfel. Prie simplement qu’il arrive aujourd’hui. »

Mais il ne vint pas, et cela faisait maintenant cinq jours que les Saxons avaient détruit nos provisions. Demain, nous mangerions des miettes. Encore deux jours, et nous crèverions de faim. Et dans trois jours nous verrions les yeux hideux de la défaite. Arthur ne laissa paraître aucune inquiétude, malgré la déroute que nous annonçaient les rouspéteurs. Ce soir-là, alors que le soleil se couchait sur notre lointaine Dumnonie, Arthur me fit signe de le rejoindre sur le mur de plus en plus haut de notre salle de fortune. J’escaladai les rondins et me hissai au sommet. « Regarde ! » fit-il en tendant le doigt vers l’est. Mais à l’horizon, je ne voyais qu’une autre tache de fumée grise et, sous la fumée, des édifices éclairés par le soleil couchant. C’était une grande ville, telle que je n’en avais jamais vu. Plus grande que Glevum ou Corinium, plus grande encore qu’Aquae Sulis.

« Londres, dit Arthur émerveillé. Avais-tu imaginé la voir un jour ?

— Oui, Seigneur.

— Mon cher Derfel Cadarn qui ne doute jamais », fit-il en souriant. Perché au sommet du mur, s’appuyant sur un pilier mal dégrossi, il regardait fixement la ville. Derrière nous, dans le rectangle dessiné par les poutres, les chevaux étaient à l’écurie. Ces malheureux animaux étaient déjà affamés, car l’herbe était rare sur cette lande desséchée, et nous n’avions pas apporté de fourrage. « C’est étrange, n’est-ce pas ? ajouta Arthur sans quitter la ville des yeux. À l’heure qu’il est, Lancelot et Cerdic ont bien pu livrer bataille et nous n’en saurons rien.

— Priez le ciel que Lancelot ait remporté la victoire.

— Tu peux compter sur moi, Derfel, tu peux compter sur moi. »

Il donna un coup de talon sur le mur, puis reprit :

« Quelle occasion en or pour Aelle ! fit-il soudain. Il pourrait ici tailler en pièces les meilleurs guerriers de la Bretagne. D’ici la fin de l’année, Derfel, ses hommes pourraient occuper nos salles. Ils pourraient marcher vers la mer de Severn. Tous disparus. Toute la Bretagne ! Tous rayés de la carte. »

Il semblait trouver l’idée amusante, puis il se retourna et regarda les chevaux : « Nous pourrions toujours les manger. Leur viande nous aidera à tenir encore une semaine ou deux.

— Seigneur ! protestai-je, le trouvant trop pessimiste.

— Ne t’inquiète pas, Derfel, reprit-il en riant. J’ai envoyé un message à notre vieil ami Aelle.

— Un message ?

— La femme de Sagramor. Malla. Ces Saxons ont vraiment des noms étranges. Tu la connais ?

— Je l’ai vue, Seigneur. »

Malla était une grande fille avec de longues jambes musclées et des épaules de la largeur d’une barrique. Sagramor l’avait capturée au cours de l’une de ses incursions, à la fin de l’année dernière, et elle avait manifestement accepté son destin avec une passivité qui se reflétait dans son visage plat, presque inexpressif, encadré par une grande crinière de couleur or. Mise à part sa chevelure, il y avait en elle un autre trait qui la rendait particulièrement attrayante, même si, d’une certaine façon, sa séduction n’en demeurait pas moins étrange : c’était une belle plante, forte, posée et robuste, d’une grâce paisible, et aussi taciturne que son amant numide.

« Elle va se faire passer pour une fugitive, m’expliqua Arthur, et aujourd’hui même elle devrait raconter à Aelle que nous comptons passer l’hiver ici. Affirmer que Lancelot nous rejoint avec trois cents lances de plus, et que nous avons grand besoin de lui parce que nos hommes sont affaiblis par la maladie alors même que nos puits regorgent de victuailles. Elle lui débite tout un chapelet de sottises, conclut-il en souriant. Du moins je l’espère.

— Ou peut-être lui dit-elle la vérité, fis-je d’un air sombre.

— Peut-être. »

Il n’avait pas l’air inquiet. Il observa une rangée d’hommes qui rapportaient de l’eau d’une source située au pied de la pente sud.

« Mais Sagramor a confiance en elle, et j’ai de longue date appris à faire confiance à Sagramor.

— Je ne laisserais pas ma femme aller dans le camp de l’ennemi, répondis-je en me signant contre le mal.

— Elle s’est portée volontaire, précisa Arthur. Elle assure que les Saxons ne lui feront aucun mal. Il semble que son père soit l’un de leurs chefs.

— Pourvu qu’elle l’aime moins que Sagramor. »

Arthur haussa les épaules. Il avait décidé de courir le risque, et en discuter n’amoindrirait aucunement les dangers. Et il changea de sujet :

« Quand tout cela sera terminé, je veux que tu reviennes en Dumnonie.

— Bien volontiers, Seigneur, si vous me promettez que Ceinwyn sera en sécurité », répondis-je, et comme il essaya de balayer mes craintes d’un geste de la main, j’insistai : « J’ai entendu parler d’un chien tué et d’une chienne qu’on a enveloppée de sa peau sanguinolente. »

Arthur se retourna et se laissa glisser dans nos écuries de fortune. Il écarta un cheval et me fit signe de le suivre dans un coin où aucun homme ne pourrait nous apercevoir ni nous entendre. Il avait l’air contrarié.

« Dis-moi ce que tu sais, commanda-t-il.

— Qu’un chien a été tué et qu’on a enveloppé de sa dépouille encore chaude une chienne estropiée.

— Et qui a fait ça ?

— Un ami de Lancelot », répondis-je, ne voulant pas donner le nom de sa femme.

Du plat de la main, il frappa le mur de bois rudimentaire, faisant sursauter les chevaux les plus proches.

« Ma femme, dit-il, est l’amie du roi Lancelot. » Je ne dis rien. « Comme moi », fit-il comme pour me provoquer. Je gardai le silence. « C’est un homme fier, Derfel, et il a perdu le royaume de son père parce que j’ai manqué à mon serment. Je suis son débiteur. » Il prononça ces derniers mots d’un ton froid.

Et je répondis tout aussi froidement : « Je sais aussi qu’ils ont donné à la chienne le nom de Ceinwyn.

— Suffit ! aboya-t-il en donnant une nouvelle claque sur le mur. Des racontars ! Rien que des racontars ! Personne ne conteste qu’on vous en veut, à toi et à Ceinwyn, de ce que vous avez fait, Derfel. Je ne suis pas idiot, mais je ne veux pas entendre de telles balivernes de ta bouche ! Guenièvre attire ces rumeurs. Les gens lui en veulent. Comme à n’importe quelle femme belle, intelligente, qui a des opinions bien arrêtées et ne mâche pas ses mots. Mais insinuerais-tu qu’elle a jeté un sort immonde sur Ceinwyn ? Qu’elle égorgerait et écorcherait un chien ? Vraiment, tu y crois ?

— Je voudrais bien ne pas y croire.

— Guenièvre est ma femme, reprit-il en baissant la voix, mais d’un ton toujours cinglant. Je n’ai pas d’autre femme, je ne mets pas d’esclaves dans ma couche. Je suis à elle, et elle est mienne, Derfel, et je ne supporterai pas qu’on dise la moindre chose contre elle. Jamais ! »

Ce dernier mot était sorti comme un cri du cœur, et je me demandai s’il se souvenait des ignobles insultes que Gorfyddyd avait lancées à Lugg Vale. Gorfyddyd avait prétendu avoir partagé la couche de Guenièvre, puis ajouté que toute une légion d’autres hommes l’avaient mise dans leur lit. Je me souvenais aussi de la bague d’amant de Valerin, avec la croix et le symbole de Guenièvre, mais je chassai ces souvenirs.

« Seigneur, répondis-je calmement, je n’ai jamais prononcé le nom de votre femme. »

Il me dévisagea et, l’espace d’une seconde, je crus qu’il allait me frapper, puis il secoua la tête : « C’est vrai qu’elle peut être difficile, Derfel. Il y a des fois où j’aimerais qu’elle affiche un peu moins volontiers son mépris, mais je n’imagine pas me passer de ses conseils. »

Il marqua un temps de silence et me gratifia d’un sourire mélancolique.

« Je n’imagine pas vivre sans elle. Elle n’a pas tué de chiens, Derfel, elle n’a pas tué de chiens. Tu peux me croire. Cette déesse, Isis, n’exige pas de sacrifices, du moins pas d’êtres vivants. De l’or, oui. » Il s’illumina. Il avait soudain retrouvé sa bonne humeur. « Isis engloutit des monceaux d’or.

— Je vous crois, Seigneur, mais cela ne veut pas dire que Ceinwyn soit en sécurité. Dinas et Lavaine l’ont menacée.

— Tu as blessé Lancelot, Derfel, répondit-il en secouant la tête. Je ne t’en fais pas le reproche, car je sais ce qui t’a conduit, mais peux-tu lui reprocher de t’en vouloir ? Et Dinas et Lavaine servent Lancelot. Quoi de plus normal que les hommes partagent les rancunes de leur maître ? » Il marqua un temps d’arrêt. « Quand cette guerre sera terminée, Derfel, nous arrangerons une réconciliation. Tous tant que nous sommes ! Quand je ferai des frères de ma bande de guerriers, nous ferons la paix entre nous. Toi, Lancelot, comme tous les autres. Et d’ici là, Derfel, je te jure de veiller à la protection de Ceinwyn. Sur ma vie, si tu y tiens. Tu peux me demander un serment, Derfel. Tu peux exiger le prix que tu veux, ma vie, même la vie de mon fils, parce que j’ai besoin de toi. La Dumnonie a besoin de toi. Culhwch est un brave homme, mais il ne s’en sort pas avec Mordred.

— Parce que vous croyez que je m’en sortirai mieux ?

— Mordred est têtu, répondit Arthur comme s’il n’avait rien entendu, mais que nous est-il permis d’espérer ? C’est le petit-fils d’Uther, il est de sang royal et nous n’avons aucune envie d’en faire une poule mouillée, mais il a besoin de discipline. Il a besoin de directives. Culhwch imagine qu’il suffit de le frapper, mais cela ne fait que le rendre encore plus têtu. Je voudrais que tu l’éduques avec Ceinwyn.

— Vous me rendez la perspective d’un retour au pays encore plus attrayante, Seigneur ! fis-je en frémissant, mais il me reprocha ma légèreté.

— N’oublie jamais, Derfel, que nous avons fait le serment de donner son trône à Mordred. Voilà pourquoi je suis revenu en Bretagne. Tel est mon premier devoir ici et tous ceux qui ont juré de me servir sont tenus par ce serment. Personne n’a dit que ce serait facile, mais cela se fera. D’ici neuf ans, nous acclamerons Mordred sur Caer Cadarn. Ce jour-là, Derfel, nous serons tous libérés de notre serment, et je prie tous les dieux qui veulent bien l’écouter. Que ce jour-là, enfin, je puisse suspendre Excalibur et ne plus jamais combattre. Mais en attendant ce jour, et quelles que soient les difficultés, nous honorerons notre serment. Tu comprends ?

— Oui, Seigneur, fis-je humblement.

— Bien, conclut Arthur en écartant un cheval. Aelle sera là demain, promit-il avec assurance en s’éloignant, alors tâchons de bien dormir. »

Le soleil se couchait sur la Dumnonie, la noyant dans un feu rouge. Au nord, l’ennemi entonnait des chants de guerre et, autour de nos feux de camp, nous chantâmes le pays. Nos sentinelles scrutaient les ténèbres, les chevaux hennissaient, les chiens de Merlin hurlaient. Et certains d’entre nous réussirent à dormir.

 

*

 

À l’aube, nous découvrîmes que les trois piliers de Merlin avaient été renversés durant la nuit. Un magicien saxon aux cheveux bouseux hérissés en épis, le corps nu à peine dissimulé par des lambeaux de peau de loup pendillant à une bande accrochée autour de son cou, virevoltait sur leur emplacement. La vue du magicien convainquit Arthur qu’Aelle s’apprêtait à passer à l’attaque.

Il n’était pas question de montrer que nous nous tenions prêts. Nos sentinelles montaient la garde ; d’autres lanciers paressaient sur les pentes, comme s’ils s’attendaient à une nouvelle journée calme. Mais derrière eux, à l’ombre des abris et des derniers ifs et alisiers blancs ou dans les murs de la salle à demi construite, le gros de nos hommes se préparait. Chacun resserrait les sangles de son bouclier, affilait son épée et ses lames sur une pierre à aiguiser, et enfonçait fermement la pointe de lance sur la hampe, avant de mettre la main à son amulette et d’embrasser ses compagnons.

Puis nous mangeâmes nos maigres restes de pain et chacun pria ses dieux de nous venir en aide en ce jour. Quant à Merlin, Iorweth et Nimue, ils se promenèrent d’un abri à l’autre afin de toucher les lames et distribuer des brindilles de verveine sèche pour assurer notre protection.

J’enfilai mon accoutrement de guerre. J’avais de grosses bottes qui me montaient jusqu’au genou et dans lesquelles étaient cousues des plaques de fer afin de protéger mes tibias des coups de lance qui réussiraient à passer sous le bouclier. Je passai la chemise de laine confectionnée avec la laine grossièrement filée par Ceinwyn, puis enfilai une cotte de cuir sur laquelle j’avais épinglé la petite broche en or qui me servait de talisman depuis de longues années. Et sur le cuir, je passai ensuite une cotte de mailles : un luxe que j’avais pris sur un chef du Powys mort à Lugg Vale. C’était une ancienne cotte romaine, forgée avec une habileté que nul homme ne possède plus aujourd’hui, et souvent je me demandais quels autres lanciers avaient porté cette cotte de mailles qui m’arrivait au genou. Le guerrier du Powys était mort avec, le crâne fendu en deux par Hywelbane, mais je subodorais qu’un autre porteur était mort avec car les mailles avaient un accroc à gauche, à hauteur de la poitrine. Le maillon brisé avait été grossièrement réparé avec les mailles d’une chaîne de fer.

Je portais mes anneaux de guerrier à la main gauche car, dans la bataille, ils servaient à protéger les doigts, mais je n’en mis aucun à la main droite pour avoir une meilleure prise sur mon épée ou ma lance. Et je fixai enfin des pièces de cuir à mes avant-bras. Mon casque de fer, en forme de coupe, était tout simple : doublé de cuir et rembourré de toile, avec une grosse languette de cuir de pourceau pour protéger ma nuque. Au printemps, j’avais demandé au forgeron de Caer Sws d’ajouter des joues sur les côtés. Le casque était surmonté d’un bouton de fer auquel pendait une queue de loup attrapé au cœur des bois de Benoïc. J’attachai Hywelbane à ma taille, passai le bras gauche dans les lanières de cuir de mon bouclier et soupesai ma lance. Elle était plus grande qu’un homme et sa hampe était aussi épaisse que la taille de Ceinwyn, tandis que sa pointe était faite d’une longue lame en forme de feuille. Elle était aussi tranchante qu’une lame de rasoir, mais arrondie à la base afin qu’elle ne reste pas prisonnière du ventre ou de l’armure de l’ennemi. Je me passai de manteau car la journée était trop chaude.

Vêtu de son armure, Cavan vint me voir et mit le genou à terre : « Si je me bats bien, Seigneur, pourrai-je peindre une cinquième branche à mon étoile ?

— J’attends de mes hommes qu’ils se battent bien. Pourquoi les récompenserais-je d’avoir fait leur devoir ?

— Alors, si je vous rapporte un trophée, Seigneur ? Une hache de chef ? De l’or ?

— Rapporte-moi un chef saxon, Cavan, et tu pourras peindre cent pointes à ton étoile.

— Cinq suffiront, Seigneur. »

La matinée passa lentement. Ceux d’entre nous qui portaient une armure de métal suaient à grosses gouttes tant il faisait chaud. De la rive nord du cours d’eau, où les Saxons étaient masqués par les arbres, on devait croire notre campement assoupi, ou encore peuplé de malades, cloués sur leur couche. Mais cette illusion ne fit pas sortir les Saxons de leur cache. Le soleil continua son ascension. Nos éclaireurs, la cavalerie légère qui n’avait pour tout armement qu’un faisceau de javelines, quittèrent le camp au trot. Ils n’avaient pas leur place dans une bataille entre murs de boucliers, et ils conduisirent leurs chevaux agités au sud, vers la Tamise. Ils pouvaient revenir assez vite même si, en cas de catastrophe, ils avaient ordre de filer à l’ouest et d’annoncer notre défaite dans la lointaine Dumnonie. Les cavaliers d’Arthur endossèrent leur massive armure de cuir et de fer, puis avec des sangles passées au garrot de leurs chevaux, ils accrochèrent les encombrants boucliers de cuir destinés à protéger le poitrail de leurs montures.

Caché dans la salle avec ses cavaliers, Arthur portait sa fameuse armure d’écaillés : une cotte romaine constituée de milliers de petites plaques de fer cousues sur un justaucorps de cuir si bien que les écailles se chevauchaient comme des écailles de poisson. Il y avait des plaques d’argent au milieu des plaques de fer si bien que son armure miroitait quand il se déplaçait. Il portait un manteau blanc et Excalibur, dans son fourreau magique et moiré qui protégeait celui qui le portait de tout accident, pendait à sa hanche gauche. Son écuyer, Hygwydd, portait sa longue lance, son casque gris-argent avec son panache de plumes d’oie et son bouclier rond avec son placage d’argent pareil à un miroir. En temps de paix, Arthur aimait à s’habiller modestement, mais en temps de guerre il était resplendissant. Il aimait à croire qu’il devait sa réputation à un gouvernement honnête, mais son armure éblouissante et son bouclier poli prouvaient qu’il savait parfaitement la vraie source de sa renommée.

Culhwch avait autrefois fait partie de la cavalerie lourde d’Arthur. Mais dorénavant, il conduisait comme moi une bande de lanciers. À midi, il vint me retrouver dans mon petit coin d’ombre. Il portait un plastron de fer, un justaucorps de cuir et des jambarts romains en bronze couvraient ses mollets nus.

« Ce salaud ne vient pas, grogna-t-il.

— Demain, peut-être ? »

Il renifla d’un air dégoûté et me considéra d’un air grave.

« Je sais bien ce que tu vas dire, Derfel, mais je vais te poser quand même ma question, et avant que tu répondes, je voudrais que tu réfléchisses à une chose. Qui est-ce qui s’est battu à tes côtés en Benoïc ? Qui s’est tenu bouclier contre bouclier à tes côtés à Ynys Trebes ? Qui a partagé sa bière avec toi et t’a même laissé t’envoyer cette petite pêcheuse ? Qui te tenait la main à Lugg Vale ? C’était moi. Souviens-t’en en me donnant ta réponse. Dis-moi maintenant quelles provisions as-tu cachées ?

— Aucune, fis-je en souriant.

— Tu n’es qu’un gros sac de boyaux inutiles de Saxon, voilà ce que tu es. » Puis, se tournant vers Galahad qui se reposait avec mes hommes, il demanda : « Avez-vous eu des vivres, Seigneur Prince ?

— J’ai donné ma dernière croûte à Tristan, répondit Galahad.

— Un geste de charité chrétienne, j’imagine ? fit Culhwch avec mépris.

— J’aime à le croire.

— Pas étonnant que je sois païen, renchérit Culhwch. J’ai besoin de bouffer. Peux pas tuer des Saxons le ventre creux. » Il regarda mes hommes d’un air menaçant, mais aucun ne lui offrit quoi que ce soit, car personne n’avait rien à lui offrir.

« Alors comme ça tu vas me retirer des mains ce salaud de Mordred ? reprit-il quand il eut renoncé à tout espoir d’avoir un morceau à se mettre sous la dent.

— C’est ce que souhaite Arthur.

— C’est aussi mon souhait, fit-il d’un ton énergique. Si j’avais des provisions sur moi, Derfel, je te donnerais tout, jusqu’à la dernière miette, en échange de cette faveur. Je te souhaite bien du plaisir avec ce petit morveux. Qu’il te gâche la vie, plutôt que la mienne, mais je te préviens, tu useras ta ceinture sur son cuir pourri.

— Sans doute ne serait-il pas très sage, fis-je prudemment, de fouetter mon futur roi.

— Sans doute, mais c’est fort agréable. Un affreux petit crapaud. »

Il tourna les talons pour jeter un œil à l’extérieur.

« Qu’est-ce qu’ils ont, ces Saxons ? Ils ne veulent pas d’une bataille ? »

La réponse vint presque aussitôt. Soudain, une corne lança son appel grave et lugubre. Puis on entendit le battement de l’un des gros tambours qui accompagnaient les Saxons dans la guerre. Et tout le monde se releva à temps pour voir l’armée d’Aelle sortir des arbres, sur l’autre rive. Une minute plus tôt, ce n’était qu’un paysage désolé de frondaisons et de soleil printanier. Et maintenant, l’ennemi était là.

Ils étaient des centaines. Des centaines d’hommes vêtus de fourrures et de cuirasses de fer, avec des haches, des chiens, des lances et des boucliers. En guise d’étendards, ils portaient des crânes de taureaux drapés de chiffons au bout d’une perche, tandis que leur avant-garde était une troupe de magiciens aux cheveux hérissés de bouse qui caracolaient en tête du mur de boucliers en nous lançant des malédictions.

Merlin et les autres druides descendirent la pente pour aller à leur rencontre. Ils ne marchaient pas mais, comme tous les druides, sautillaient sur une jambe en s’aidant de leurs bâtons pour conserver l’équilibre tout en tenant levée leur main libre. Ils s’arrêtèrent à une centaine de pas des magiciens les plus proches et leur retournèrent leurs malédictions, tandis que les prêtres chrétiens de l’armée se tenaient au sommet de la pente, les mains ouvertes, les yeux levés vers le ciel comme pour implorer l’aide de leur Dieu.

Pendant ce temps, nos troupes prenaient leurs positions : Agricola, à gauche, avec ses hommes en uniformes romains, nous autres au centre, tandis que les cavaliers d’Arthur, qui pour l’instant demeuraient cachés dans la salle, formeraient l’aile droite. Arthur mit son casque, grimpa sur le dos de Llamrei, rabattit son manteau blanc sur la croupe du cheval, puis prit des mains d’Hygwydd sa grosse lance et son bouclier rutilant.

Sagramor, Cuneglas et Agricola menaient les fantassins. Pour l’instant, et seulement en attendant l’apparition des cavaliers d’Arthur, mes hommes se tenaient à droite, et je vis qu’ils risquaient fort de se laisser déborder car la ligne saxonne était beaucoup plus large que la nôtre. Ils étaient supérieurs en nombre. Les bardes vous diront que la vermine se comptait par milliers à cette bataille, mais je soupçonne qu’Aelle n’alignait pas plus de six cents hommes. Naturellement, le roi saxon avait beaucoup plus de lanciers que nous n’en voyions devant nous, car, comme nous, il avait dû laisser de grosses garnisons dans les forteresses de ses frontières. Mais même six cents lanciers, c’était une grande armée. Et une foule tout aussi nombreuse suivait son mur de boucliers : pour l’essentiel, des femmes et des enfants qui ne participeraient pas à la bataille mais qui espéraient sans doute dépouiller nos cadavres quand les armes se seraient tues.

Nos druides sautillèrent laborieusement jusqu’au bas de la pente. La sueur ruisselait du visage de Merlin et dégoulinait dans les tresses de sa longue barbe. « Ce n’est pas de la magie, nous expliqua-t-il, leurs magiciens ne savent pas la vraie magie. Vous êtes en sécurité. » Il écarta nos boucliers, cherchant à voir Nimue. Les Saxons avançaient lentement vers nous. Leurs magiciens crachaient et hurlaient, des hommes criaient à leurs suivants de rester en ligne tandis que d’autres vociféraient des insultes à notre endroit.

Nos cornes de guerre avaient commencé à les défier et nos hommes se mirent alors à chanter. Du côté de notre mur de boucliers, nous chantions le grand Chant de Bataille de Beli Mawr, un triomphal hurlement de carnage qui met le feu dans le ventre d’un homme. Deux de mes hommes dansaient devant le mur de boucliers, avançant et bondissant par-dessus leurs épées et leurs lances qui dessinaient une croix sur le sol. Je les rappelai dans le mur, parce que je pensais que les Saxons continuaient à marcher, qu’ils auraient bientôt atteint la colline pour précipiter un choc sanglant. Mais ils s’arrêtèrent à une centaine de pas de nous pour réaligner leurs boucliers et former un mur continu de bois renforcé de cuir. Ils gardèrent le silence pendant que leurs magiciens pissaient dans notre direction. Leurs molosses aboyaient et tiraient sur leurs laisses, les tambours de guerre résonnaient, et de temps à autre une corne faisait entendre son triste vagissement. Sans quoi les Saxons gardaient le silence, si ce n’est pour frapper la hampe de leurs lances contre leurs boucliers au rythme des battements de tambour.

« Les premiers Saxons que je vois. » Tristan s’était placé à côté de moi et fixait des yeux l’armée des Saxons avec leurs grosses armures de fourrures, leurs doubles haches et leurs lances.

« Ils meurent assez facilement, lui expliquai-je.

— Je n’aime pas les haches, confessa-t-il en touchant la gaine de fer de son bouclier pour se porter chance.

— Ce ne sont pas des armes très pratiques, répondis-je pour le rassurer. Neutralise-la avec ton bouclier et frappe en bas avec ton épée. Ça marche toujours. » Ou presque toujours.

Soudain, les tambours saxons se turent. Les lignes ennemies s’ouvrirent pour laisser paraître Aelle. Il nous fixa quelques secondes, cracha, puis se débarrassa ostensiblement de sa lance et de son bouclier pour indiquer qu’il voulait parler. Il se dirigea vers nous : un géant aux cheveux bruns vêtu d’une robe épaisse taillée dans la peau d’un ours. Deux magiciens l’accompagnaient, ainsi qu’un homme maigre au crâne dégarni. Sans doute un interprète.

Cuneglas, Meurig, Agricola, Merlin et Sagramor allèrent à sa rencontre. Arthur avait décidé de rester avec ses cavaliers et, parce qu’il était le seul roi de notre camp sur le champ de bataille, il était normal que Cuneglas s’exprimât en notre nom, mais il invita les autres à l’accompagner et me fit signe de le suivre pour jouer les interprètes. C’est ainsi que je rencontrai Aelle pour la deuxième fois. Un homme grand à la forte carrure, avec un visage plat et dur et des yeux foncés. Sa barbe était noire et fournie, ses joues balafrées, son nez brisé. Il lui manquait aussi deux doigts à la main droite. Il était vêtu d’une cotte de mailles et de bottes de cuir et portait un casque de fer surmonté de deux cornes de taureau. Il avait de l’or breton au cou et aux poignets. La peau d’ours qui recouvrait son armure devait être affreusement désagréable en cette journée de grosse chaleur, mais une pelisse aussi épaisse arrêtait un coup d’épée aussi bien que n’importe quelle armure de fer. Il me foudroya du regard :

« Je me souviens de toi, vermisseau. Un renégat saxon.

— Salutations, Seigneur Roi, répondis-je avec un petit signe de tête.

— Tu crois peut-être que ta politesse te vaudra une mort douce ? demanda-t-il en crachant.

— Ma mort ne vous regarde pas, Seigneur Roi. Mais je compte bien raconter la vôtre à mes petits-enfants. »

Il rit et jeta un regard moqueur aux cinq chefs :

« Cinq contre un ! Et où est Arthur ? Il se vide les boyaux de frousse ? »

Je donnai le nom de nos chefs à Aelle, puis Cuneglas engagea le dialogue tandis que je lui servais d’interprète. Comme le voulait la coutume, il commença par exiger la reddition immédiate d’Aelle. Nous serions miséricordieux, promit Cuneglas. Nous exigions la vie d’Aelle et tout son trésor, toutes ses armes, ses femmes et ses esclaves, mais ses lanciers pourraient s’en aller librement, la main droite en moins.

Comme le voulait la coutume, Aelle répondit par la dérision, dévoilant une rangée de dents pourries et décolorées.

« Arthur croit-il que, parce qu’il se tient caché, nous ne savons pas qu’il se trouve ici avec ses cavaliers ? Dis-lui, vermisseau, que cette nuit même son cadavre me servira d’oreiller. Dis-lui que sa femme sera ma putain et que quand je l’aurai épuisée elle sera le plaisir de mes esclaves. Et dis à cet imbécile à moustaches, fit-il en désignant Cuneglas, qu’à la tombée de la nuit cet endroit sera connu comme la Fosse des Bretons. Dis-lui encore que je lui arracherai ses favoris et que j’en ferai un jouet pour les chats de ma fille. Dis-lui que je taillerai une coupe dans son crâne et donnerai sa bedaine en pitance à mes chiens. Et dis à ce démon, fit-il en pointant la barbe vers Sagramor, qu’aujourd’hui même son âme noire connaîtra les terreurs de Thor et se contorsionnera à jamais dans le cercle des serpents. Quant à lui  – il se tourna vers Agricola  –, cela fait longtemps que je veux sa mort, et son souvenir m’amusera dans les longues nuits à venir. Et dis à ce morveux insipide que je lui trancherai les couilles pour en faire mon échanson. Dis-leur tout cela, vermisseau.

— Il dit non, expliquai-je à Cuneglas.

— Il a certainement dit plus que cela ? insista Meurig, qui jouait les pédants et n’était là qu’en raison de son rang.

— À quoi bon savoir ? fit Sagramor d’un air las.

— Toute connaissance est bonne à prendre, protesta Meurig.

— Que disent-ils, vermisseau ? me demanda Aelle sans prendre la peine de consulter son interprète.

— Ils débattent pour savoir à qui devrait revenir le plaisir de vous trucider, Seigneur Roi. »

Aelle cracha.

« Dis à Merlin, reprit le roi des Saxons en jetant un œil à Merlin, que je ne l’ai pas insulté. »

Les Saxons craignaient Merlin et, encore maintenant, ils ne voulaient pas l’indisposer. Les deux magiciens saxons lui sifflaient leurs malédictions en chuintant, mais c’était leur métier et Merlin ne s’en offusquait point. Il ne semblait non plus prendre le moindre intérêt à la conférence, se bornant à fixer vaguement l’horizon. Aucun sourire ne devait répondre au compliment du roi.

Aelle me fixa quelques instants :

« Quelle est ta tribu ? me demanda-t-il enfin.

— La Dumnonie, Seigneur Roi.

— Avant, imbécile ! Ta naissance !

— La vôtre, Seigneur. Ceux d’Aelle.

— Ton père ? voulut-il savoir.

— Je ne l’ai jamais connu, Seigneur. Quand Uther a capturé ma mère, j’étais encore dans son ventre.

— Son nom ? »

Il me fallut réfléchir une seconde ou deux : « Erce, Seigneur Roi », répondis-je quand j’eus enfin retrouvé son nom. Aelle sourit.

« Un joli nom de Saxon ! Erce, la déesse de la terre, notre mère à tous. Et comment va Erce ?

— Je ne l’ai pas revue, Seigneur, depuis mon enfance, mais on me dit qu’elle vit toujours. »

Il me dévisagea d’un air songeur. Meurig piaffait d’impatience et voulait savoir ce qui se disait, mais comme tout le monde l’ignorait il finit par se calmer. « Il n’est pas bon, fit enfin Aelle, qu’un homme ignore sa mère. Quel est ton nom ?

— Derfel, Seigneur Roi. »

Il cracha sur ma cotte de mailles.

« Alors honte à toi, Derfel, d’ignorer ainsi ta mère. Et tu te battrais pour nous aujourd’hui ? Pour le peuple de ta mère ?

— Non, Seigneur Roi, fis-je en souriant. Mais vous m’honorez.

— Puisse ta mort être douce, Derfel. Mais dis à ces ordures, reprit-il en donnant un coup de menton en direction des quatre chefs en armes, que je suis venu manger leurs cœurs. »

Il cracha une dernière fois, fit demi-tour et rejoignit ses hommes.

« Alors ! Qu’est-ce qu’il a dit ?

— Il m’a parlé à moi, Seigneur Prince, de ma mère. Et il m’a rappelé mes péchés. » Dieu me vienne en aide, mais ce jour-là j’ai aimé Aelle.

*

Et nous avons gagné la bataille.

Igraine veut en savoir plus. Elle veut des actions d’éclat, et il n’en a pas manqué. Mais il y a eu aussi des lâches, et d’autres qui ont fait dans leur froc tant ils avaient la frousse, sans pour autant quitter le mur de boucliers. Il y a des hommes qui n’ont tué personne mais se sont simplement défendus avec acharnement, et il y en a qui ont lancé aux poètes de nouveaux défis : sauraient-ils trouver les mots pour chanter leurs prouesses ? Bref, ce fut une bataille. J’y ai perdu des amis, dont Cavan. Des amis ont été blessés, ainsi de Culhwch. D’autres s’en sont sortis indemnes, comme Galahad, Tristan et Arthur. J’ai reçu un coup de hache sur l’épaule gauche et, bien que ma cotte de mailles ait retenu la hache, la blessure a mis deux semaines à cicatriser. Aujourd’hui encore, j’en conserve une affreuse plaie rouge qui me fait mal par temps froid.

L’important, ce n’était pas la bataille, mais ce qui arriva ensuite. Toutefois, comme ma chère reine Igraine insiste pour que je lui raconte les hauts faits du roi Cuneglas, le grand-père de son mari, j’en ferai un bref récit.

Les Saxons nous attaquèrent. Il fallut plus d’une heure à Aelle pour persuader ses hommes de se lancer à l’assaut de notre mur de boucliers. Et pendant tout ce temps ses magiciens aux épis de bouse continuèrent à vociférer au bruit des tambours tandis que les Saxons faisaient circuler dans leurs rangs des outres de bière. Nombre de nos hommes buvaient de l’hydromel, car si nous avions épuisé nos vivres, jamais on n’a vu une armée bretonne à cours d’hydromel. Ce jour-là, au moins la moitié des hommes étaient pris de boisson, mais ainsi en va-t-il à chaque bataille, car il n’y a rien de mieux pour donner à des guerriers le courage que de tenter la plus terrifiante des manœuvres : se lancer à l’assaut d’un mur de boucliers qui les attend de pied ferme. Je restai sobre, comme toujours, mais la tentation était forte de boire moi aussi. Certains Saxons essayèrent de nous provoquer, de nous entraîner dans une charge intempestive en se rapprochant de nos lignes et en paradant sans boucliers ni casques. Mais, pour leur peine, ils ne reçurent que des lances, qui ratèrent leurs cibles. Ils nous retournèrent quelques lances, mais la plupart se brisèrent sans mal sur nos boucliers. Deux hommes nus, que l’ivresse ou la magie avaient rendus fous furieux, nous attaquèrent : Culhwch abattit le premier, Tristan le second. Les deux victoires nous arrachèrent des hourras. La langue déliée par la bière, les Saxons nous répondirent par des insultes.

L’attaque d’Aelle, quand elle vint, fut affreusement maladroite. Les Saxons comptaient sur leurs molosses pour briser nos rangs, mais Merlin et Nimue se tenaient prêts avec leurs chiens. Sauf que les nôtres n’étaient pas des chiens, mais des chiennes, et qu’il y en avait assez en chaleur pour rendre folles les bêtes des Saxons. Au lieu de nous attaquer, leurs gros chiens de guerre filèrent droit sur les chiennes. Il y eut un grand tonnerre de grognements, de bagarres, d’aboiements et de hurlements. Et soudain, il n’y eut plus, partout, que des chiens qui s’accouplaient, tandis que d’autres se battaient pour déloger les plus chanceux. Mais pas un seul chien ne mordit un Breton. Et les Saxons, qui s’apprêtaient à lancer leur charge meurtrière, furent décontenancés par l’insuccès de leurs chiens. Ils hésitèrent et Aelle, craignant que nous chargions, donna le signal de l’assaut. Mais loin de former une ligne disciplinée, ils s’avancèrent dans le plus grand désordre.

Surpris et piétines en plein accouplement, les chiens hurlèrent. Puis les boucliers se heurtèrent dans un grand fracas dont j’entends aujourd’hui encore les échos : c’est le bruit de la bataille, des cornes de guerre, des hommes qui crient, puis le craquement sourd des boucliers qui s’entrechoquent. Et après le choc, les hurlements des hommes quand les lances commencèrent à trouver des passages entre les boucliers et que les haches commencèrent à voler. Mais ce sont les Saxons qui souffrirent le plus ce jour-là. La présence des chiens avait brisé l’alignement des murs, et nos lanciers s’engouffraient dans les brèches ainsi créées pour s’enfoncer toujours plus profond au cœur de la masse des Saxons. Cuneglas, qui menait l’une de ces offensives, fut tout près d’atteindre Aelle lui-même. Je ne le vis pas se battre, mais les bardes chantèrent par la suite ses prouesses et il m’assura modestement qu’ils n’exagéraient pas beaucoup.

Je fus blessé très tôt. Mon bouclier détourna le coup de hache et amortit le choc, mais la lame me frappa à l’épaule et engourdit mon bras gauche même si la blessure ne devait pas m’empêcher de trancher d’un coup de lance la gorge de mon agresseur. Puis, lorsque la cohue fut trop grande pour que ma lance me fût encore de quelque utilité, je tirai Hywelbane et assénai de grands coups dans la meute hurlante. C’était maintenant, comme dans toutes les batailles, à qui pousserait le plus fort, jusqu’à ce que l’un des camps se disloque. Une épreuve de force dans la sueur et la crasse.

Sauf que, cette fois, ce fut plus difficile parce que le mur saxon, partout épais de cinq hommes, déborda notre mur de boucliers. Pour éviter d’être encerclés, il nous fallut replier nos extrémités pour opposer à nos assaillants deux petits murs de boucliers. Les deux flancs saxons hésitèrent un instant, sans doute dans l’espoir que le centre serait le premier à percer. Puis un chef saxon se porta de mon côté et, faisant honte à ses hommes, lança l’assaut. Il s’avança seul, para deux lances avec son bouclier, puis se jeta au centre de notre petit groupe. C’est là que Cavan trouva la mort sous l’épée du chef saxon. À la vue de ce brave enfonçant tout seul notre flanc, ses hommes se ruèrent sauvagement sur nous.

C’est alors qu’Arthur quitta la salle pour charger. Je ne vis pas la charge, mais je l’entendis. Les bardes disent que les sabots de ses chevaux ont ébranlé le monde et, de fait, on aurait dit que la terre tremblait. Mais peut-être n’était-ce que le fracas de leurs sabots ferrés. Les gros animaux frappèrent la partie exposée des lignes saxonnes. Et la bataille prit fin avec ce terrible choc. Aelle avait imaginé que ses hommes nous disperseraient avec leurs chiens et que ses arrières repousseraient nos cavaliers avec leurs boucliers et leurs lances, car il savait fort bien que jamais cheval ne chargerait dans un mur de lances bien défendu, et je ne doutais pas qu’il sût comment, à Lugg Vale, les lanciers de Gorfyddyd avaient ainsi tenu Arthur en échec. Mais, au moment où il chargea, le flanc découvert des Saxons était en débandade et Arthur avait calculé son intervention à la perfection. Sans attendre que sa cavalerie se mette en rang, il jaillit de l’ombre en criant à ses hommes de le suivre et, avec Llamrei, fondit sur l’extrémité des rangs saxons.

Je crachais sur un Saxon barbu édenté qui jurait par-dessus le bord de nos boucliers lorsque Arthur frappa. Son manteau blanc flottait dans son dos et son panache blanc s’élevait dans le ciel : son bouclier étincelant fit tomber à terre l’étendard du chef saxon  – un crâne de taureau barbouillé de sang  – lorsqu’il enfonça sa lance dans le ventre du Saxon. Il l’y abandonna et libéra Excalibur pour éventrer les rangs ennemis en donnant de grands coups de tous côtés. Agravain lui emboîta le pas, son cheval éparpillant les Saxons terrifiés. Puis Lanval et les autres firent voler en éclats les lignes ennemies avec leurs épées et leurs lances.

Les hommes d’Aelle se brisèrent comme des œufs sous une masse. Je doute que la bataille ait duré plus de dix minutes entre l’instant où l’ennemi lâcha ses chiens et celui où Arthur chargea avec ses chevaux, même s’il fallut un heure ou plus à nos cavaliers pour achever le carnage. Notre cavalerie légère fonça en hurlant à travers la lande pour porter ses lances contre l’ennemi en fuite, tandis que la cavalerie lourde d’Arthur s’occupa des hommes éparpillés, tuant à tour de bras, nos lanciers leur courant après pour récupérer chaque bribe de butin.

Les Saxons couraient comme des cerfs. Ils étaient si pressés de prendre la poudre d’escampette qu’ils abandonnaient tout : manteaux, armures et armes. Aelle essaya bien de les contenir un instant, puis il comprit que la tâche était désespérée, abandonna sa peau d’ours et détala avec ses hommes. Il parvint à se réfugier dans les arbres une seconde avant que notre cavalerie légère ne se lançât à sa poursuite.

Je restai parmi les blessés et les morts. Les chiens blessés hurlaient de douleur. Culhwch titubait, une cuisse en sang, mais il vivait. Je passai donc à côté de lui pour m’accroupir auprès de Cavan. Jamais encore je ne l’avais vu pleurer, mais sa souffrance était terrible, car le chef saxon lui avait enfoncé son épée dans le ventre. Je tendis la main, essuyai ses larmes et lui dis qu’il avait tué son ennemi. Peu m’importait que ce fût vrai ou non, je voulais seulement que Cavan le crût, et je lui promis qu’il traverserait le pont des épées avec une cinquième pointe sur son bouclier : « Tu seras le premier d’entre nous à rejoindre les Enfers. Tu nous y prépareras une petite place.

— J’y veillerai, Seigneur.

— Et nous te rejoindrons. »

Il grinça des dents, arqua le dos, tâchant de réprimer un hurlement. Je passai la main droite autour de son cou et plaçai ma joue contre la sienne. Je pleurais. « Dis-leur, aux Enfers, murmurai-je à son oreille, que Derfel Cadarn te salue comme un brave.

— Le Chaudron, fit-il. J’aurais dû...

— Non, l’interrompis-je, non. »

Puis il rendit l’âme dans une sorte de vagissement.

Je m’assis à côté de son corps, balançant le torse d’avant en arrière à cause de la douleur de mon épaule et du chagrin de mon âme. Mes joues ruisselaient de larmes. Issa se plaça à côté de moi, ne sachant que dire, et ne disant rien. « Il a toujours voulu rentrer chez lui pour y mourir, expliquai-je, en Irlande. » Et après cette bataille, pensais-je, il aurait pu le faire avec les honneurs et riche.

« Seigneur », me dit Issa.

Je crus qu’il essayait de me réconforter, mais je n’avais que faire de ce réconfort. La mort d’un brave mérite des larmes, et je fis comme si Issa n’était pas là, serrant le corps de Cavan dans mes bras tandis que son âme commençait son dernier voyage vers le pont des épées qui se trouve au-delà de l’Antre de Cruachan.

« Seigneur ! » appela Issa. Et cette fois quelque chose dans sa voix me fit relever les yeux.

Il tendait la main vers l’est en direction de Londres, mais lorsque je me retournai, je ne vis rien parce que les larmes brouillaient ma vue. Je les essuyai dans un geste de colère.

C’est alors que je vis qu’une autre armée était entrée sur le champ de bataille. Une autre armée emmitouflée dans ses fourrures et qui avançait sous ses étendards de crânes et de cornes de taureaux. Une autre armée avec des chiens et des haches. Une nouvelle horde de Saxons.

Car Cerdic était venu.

L'ennemi de Dieu
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